Extrait du "Moineau", recueil de nouvelles aux Editions Langlois Cécile et sur AMAZON
et la présentation vidéo :
"Eux, les
adultes, les gens raisonnables, enfin les autres, ceux qui font semblant de ne
pas remarquer mes contusions diverses, un œil maquillé en bleu, une lèvre
boursouflée, ceux-là, les vernis, les prétentieux et les parvenus, je les
méprise totalement. Leur façon de m’ignorer me prouve que je sors du lot, je
suis à part, comme une plante qui a germé sans eau, sans soin particulier et
qui s’octroie la première place dans le bosquet fleuri.
Je dis cela mais
je sais qu’on ne peut pas se comprendre. Faut pas m’en vouloir, je suis comme
ça. Sombre et lumineuse, gaie et triste, silencieuse et bavarde. Lorsque je
passe d’un état à l’autre, je branche ma musique et je danse. L’autre jour, je
suis tombée sur un poème de Lamartine. Le lac… J’ai eu envie de plonger dans
cette eau tentatrice. J’ai lu à voix haute les vers sublimes. Ça faisait une
mélodie d’enfer ! La beauté de l’écriture m’élève jusqu’aux nuages. Je
suis l’oiseau sacré qui vole si haut que l’œil humain le perd de vue. Il
resplendit, solitaire, magnifique. Je crie les mots et l’écho me renvoie la
rime finale.
Les bulles
dansent autour de moi. Je suis au septième ciel. Je ressens l’appel de la vie,
l’espérance de jours meilleurs, la certitude d’échapper à un destin marqué par
la violence, Mais sait-on jamais ? Les apparences sont fausses. On veut
tous montrer notre meilleur profil. Même les psychopathes sourient…
Je pousse la
porte de la maison. Un silence pesant m’accueille. Ma mère git sur le sol. Je
prends une carafe pleine d’eau et l’asperge abondamment. La trouille au ventre,
j’ouvre la porte du placard. Il est là. Immobile proie offerte au sacrifice. Le
rituel s’accomplit inexorablement. Début ou final, la chorégraphie s’exécute en
une danse macabre et sordide. Les coups de
poing et de pied s’abattent sur le petit corps atrophié d’un être de
douleur, sans amour, sans contact, sans lumière, sans espoir. Il s’appelle… On
ne l’appelle pas. Pour moi il est « le moineau », privé de ses ailes
pour voler en liberté. Je ne suis pas sûre que sa naissance ait été déclarée.
Dès qu’il est venu au monde, il a été dissimulé ici et là. En ce moment, le
placard fait office de cachot secret. J’ai l’impression qu’on le tabasse pour
qu’il meure et débarrasse le plancher.
Je lui chuchote
qu’il doit se battre, s’affranchir, se soumettre à la loi des hommes. Il refuse
tout en bloc. Il ne grandit plus, il n’apprend ni les mots ni les sons. Victime
de la bestialité paternelle, il ne désire que la mort. Son traumatisme est
cérébral et physique. Je l’aime tant ce petit frère martyr. Sa constitution est
faible, il ne vivra pas longtemps. Les services sociaux ne feraient que le
faire souffrir davantage en voulant le garder en vie à tout prix. Mieux vaut
pour lui un trépas, une délivrance, une ascension vers le paradis des anges.
Les yeux fermés, il subit son lot quotidien de violences, sa tête cogne les
murs qui l’entourent, il perd connaissance, ultime refuge contre la douleur,
plongeon dans l’irréalité douce de l’inconscience.
Dans mes bras,
exerçant un léger bercement, je l’étends sur sa couverture râpée, je lui
murmure des mots d’amour, tendres et fraternels. Mes incursions sont rares
cependant. Je n’ai accès au placard que lorsque les pochtrons sont givrés. Et
la nuit, je dors, dans mon réduit sans fenêtre dont la porte est cadenassée.
Personne n’entre chez moi. Surtout pas eux."
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